18 Mai 2018 / Journée d’étude «Vers une sémiotique du sonore»

Dès les premières esthétiques antiques, le sonore est considéré comme porteur de significations… La lyre d’Orphée qui séduit les enfers, Le chant des sirènes qui envoûte Ulysse…
Le sonore, s’est ainsi vu doté d’une charge sémantique singulière – faisant de lui l’un des principaux vecteurs de l’échange en société et de sa condition.

Bien plus immatériel que le visuel, le sonore demeure (comme le disait Levy-Strauss pour la musique) l’un des suprêmes mystères de l’humanité.
En effet, le sonore (son, musique) transmet, informe, communique mais il touche également sans dire, il est le siège de l’activité interprétative, quelquefois même de l’indicible. Il prend le corps. Sa fonction a fortement à voir avec les autres modalités (toucher, vision, odorat, goût) et non uniquement l’ouïe. Il est corps à corps (Deshays 2006, Bosseur 1992).

Vers une sémiotique du sonore

Journée d’étude organisée par
Mitsuko ARAMAKI & Christine ESCLAPEZ

 

PRISM / Axe 1 « Ingénierie de la perception » / Projet « Le langage des sons »

Cette journée d’étude aura comme principal objectif de « faire le point » au sein même de PRISM sur des questions essentielles : le sonore est-il langage ? Le langage des sons et de la musique sont-ils semblables ? 
Comment fonctionnent-ils ? Le sonore est-il signature, impact, silhouette ? Dans quelles situations est-il indiciel, iconique, symbolique, multimodal ? Que penser de la sémio-éthique (S. Petrilli et A. Ponzio) qui opère en ces premières décennies du XXIe siècle une mutation profonde de la posture sémiotique ? Elle l’engage à être à l’écoute du monde, à se décentrer du logocentrisme de Saussure pour se rapprocher du pragmatisme philoso-phique et éthique de Peirce ou de Sebeok, de l’approche énactive de Varela ou de l’approche écologique de Gibson.

Précisons également que nous entendons le sonore comme un point de jonction à partir duquel les sciences et les humanités peuvent entamer un dialogue fécond. En ce sens, notre réflexion n’est pas uniquement musicale ou acoustique. Elle se veut fondamentalement interdisciplinaire et cherche à confronter les différents points de vue et usages du sonore dans de multiples contextes et situations où la question de la signification (et du sens) est convoquée.

Cette sémiotique du sonore que nous aimerions mettre en question voit dans la question du langage celle de la polarité entre variance et invariance, entre code et énonciation, entre signe et interprétant.

 


Résumé des Présentations

 

Caroline BOË
Le musilangage : une hypothèse d’origine commune entre la proto-musique et le proto-langage

Le chant aurait précédé d’une part le langage et d’autre part la musique instrumentale. Il existerait à la base une sorte de musilangage, précurseur à la fois de la parole et du chant. Le ton lexical véhiculerait un sens sémantique (Jakobson, 1976). Pour étudier cette hypothèse, dont aucune trace archéologique ne témoigne, deux pistes de recherche sont envisagées : 1) l’étude du mamanais ou motheres qui consiste à étudier le mode de communication entre la mère et le bébé, puis en élargissant, l’étude de la communication entre deux enfants ne maîtrisant pas encore le langage parlé, et 2) une seconde méthode, qui repose sur l’analyse des sons produits par les animaux proches génétiquement de l’être humain, comme les singes bonobos, afin d’envisager une sémiotique sonore qui témoignerait d’un modèle comportemental de l’homme préhistorique. À partir de cette exploration, où la question de la signification et du sens est convoquée. La question de l’invariance, du code de l’énonciation, du signe et de son interprétation, seront interrogées. Pour finir, les partitions musicales des Récitations d’Aperghis qui semblent se référer à cette théorie du musilangage seront évoquées.

 

Rosine O’KELLY
L’auscultation de la nature : de la philosophie antique au cinéma contemporain

Si, de nos jours, le mot « ausculter » est presque exclusivement dédié au domaine médical, le sens premier du terme vient du latin auscultare qui signifie « écouter avec attention » et ne limite donc pas cette action au seul champ de la médecine. Par ailleurs, le Littré propose une définition spécifique de ce verbe (relative à la chancellerie romaine) : « écouter et accueillir ». Selon une approche phénoménologique, nous proposons alors de théoriser l’auscultation comme une audition active, une écoute attentive et minutieuse des sons, qui résonnerait jusque dans notre propre corps, telle que la concevait déjà Empédocle au sein de sa théorie de l’audition.
Pour illustrer notre proposition, nous étudierons certaines expériences du paysage proposées par des réalisateurs contemporains, expériences qui se fonderaient sur un état de perception apte à « accueillir » les sons. Si, au cinéma, les bruits ont longtemps été dépréciés au profit des autres composantes de la bande sonore (voix et musique), ils semblent, en effet, de plus en plus retrouver leur potentialité poétique, au sein de films communément nommés « contemplatifs ». Mais ces mêmes films ne seraient-ils pas plutôt des films « auscultatoires » qui, dans une certaine mesure, exhorteraient également le spectateur à exercer son sens de l’ouïe ? Serait-il alors possible d’entendre le paysage, à l’instar, par exemple, de la « vision acoustique » des animaux ?

 

Nicolas DARBON
Voyage au pays des icônes sonores

Cette communication abordera la production du sens dans le cadre de la convergence entre une image fixe et une écriture musicale, à partir de quelques exemples précis : Kelkel (le mandala), Berlaud (le glyphe), Ferneyhough (l’emblème), Panahi (la musicalligraphie), Stockhausen (l’étoile), Bosseur (le timbre), Cisternino (le graffito). L’iconicité est envisagée ici dans son sens premier religieux : « du grec byzantin eikona, « image sainte », peinte le plus souvent sur bois, qui est vénérée dans l’Église d’Orient » (Dictionnaire de l’Académie Française), notion extensible aux domaines du fétiche, du masque, du hiéroglyphe, de l’épigramme, de l’emblème, jusqu’à l’allégorie et l’aura benjaminienne. Et donc extensible aux domaines non-religieux de l’ésotérique, de l’hermétique, de l’alchimique, et parfaitement prosaïques, marquant une fusion entre l’objet visuel et l’objet sonore, telle que les « musifications » du timbre ou du graffito. Le but n’est pas d’avancer une théorie ou une explication, mais de livrer en pâture des poétiques musicales dont on pourra discuter ensuite de l’iconicité aux sens religieux, archétypique, social, informatique, sémiologique ou intersémiotique.

 

Tom MEBARKI
Histoires du sonore, transhistoire de la musique : entre esthétiques et acoustiques

Cette communication se veut être une invitation à penser l’histoire musicale entre progrès scientifique et invention artistique, autour d’une réflexion sur les catégories du sonore (musique, son, bruit, silence, audible…). Le son musical semble en effet porter en lui, avant même que l’Histoire occidentale ne le fasse entendre, les possibilités des différents langages musicaux. Cette remarque constitue ainsi le point de départ du lien à tisser entre musique et science, car elle met en lumière la notion de paradigme scientifique telle qu’elle est explicitée par l’épistémologue Thomas Samuel Kuhn dans sa Structure des révolutions scientifiques. Musicalement, un paradigme peut correspondre à une période de pensée esthétique, telle que la définit l’histoire de la musique (musiques « baroque », « classique », « romantique »…). Si nous souhaitons montrer, dans un premier temps, les influences de la science sur l’histoire de la musique telle qu’elle est traditionnellement racontée, nous voudrions, dans un second temps, démontrer surtout que le progrès ne peut pas se confondre avec l’invention. Notre démonstration consiste en définitive à critiquer la vision scientifique de l’histoire musicale en proposant, par l’intermédiaire d’écoutes comparées, une transhistoire de la musique. Est-il possible de raconter une histoire davantage axée sur des possibilités acoustiques que sur des possibilités esthétiques ? La notion de sonore apparaît comme un moyen d’anonymer le contexte au profit du texte.

 

Fabrice MÉTAIS
Le langage, entre engagement corporel et rapport à l’autre

Notre contribution à la Journée d’Étude « Vers une sémiotique du sonore » consistera à interroger la notion de « langage » en mettant en vis à vis deux traditions de pensée : d’une part, une conception issue de la biologie théorique d’Humberto Maturana et Francisco Varela, et d’autre part, une conception phénoménologique et éthique, celle d’Emmanuel Levinas. On cherchera à créer un espace de résonance entre les apports – et les possibles lacunes – des deux descriptions : quand la description des biologistes met l’accent sur l’ancrage corporel du langage, celle de Levinas insiste sur la signifiance de l’altérité qui le traverse toujours déjà. Entre engagement corporel et rapport à l’autre, notre intervention – à caractère prospectif – voudra, en outre, proposer des pistes de recherche au sujet de l’acception du terme « langage » dans l’expression « langage des sons ».

 

Jean-Michel DENIZART 
De l’utilité des modèles sémio-pragmatique, socio-sémiotique et sémio-cognitif pour l’analyse de la production sonore cinématographique/audiovisuelle : vers une nouvelle « trichotomie » sémiotique

Que ce soit en études cinématographiques ou, comme le souligne le sémioticien Gérard Chandès, dans le champ voisin des sciences de l’information et de la communication, il s’avère que « la dimension sonore – non musicale – du réel reste […] un champ d’exploration minoritaire » (2012, § 1). En effet : 
« Il est vrai que le son, lorsqu’il n’est pas étudié dans ses propriétés physiques, quantifiables et mesurables ou lorsqu’il n’est pas organisé et mis au service d’un discours par l’art musical, lorsqu’il n’est pas pris en charge par l’acoustique ni par la musicologie, tend à se dérober à la saisie. Cette réalité ubiquitaire, mais invisible, concrète, mais que son immobilisation condamne instantanément à l’extinction, se prête d’autant plus mal à l’observation que sa durée est longue et sa composition complexe. L’image, elle, laisse plus facilement l’analyste accéder à ses bontés. La fugacité du son souffre, par comparaison, de la permanence de l’image. » (ibid.)
Par conséquent, s’il a souvent été question de sémiologie ou de sémiotique de l’image, le projet d’élaboration d’une sémiotique des sons (et, à plus forte raison, des sons non- musicaux) reste quant à lui un projet plus balbutiant. Il faudra en effet attendre 2010 pour que des sémioticiens reconnus, tels Jean-François Bordron, ne commencent à importer les méthodes et les conceptions théoriques de la sémiotique afin d’étudier les phénomènes sonores et d’esquisser par la même « quelques réflexions préliminaires en vue d’une sémiotique des sons ». C’est pourquoi, afin de poursuivre cet effort d’importation (ou de « bricolage », au sens de Lévi-Strauss) de certaines théories du signe vers les contrées particulières du sonore, cette communication propose de s’attarder sur trois modèles, à savoir sémio-pragmatique (Odin), socio-sémiotique (Esquenazi) et sémio-cognitif (Klinkenberg) dont nos travaux de thèse ont pu démontrer à la fois l’utilité, la pertinence et l’efficacité, lorsqu’il s’agit d’analyser le milieu de la production sonore cinématographique/audiovisuelle ainsi que les contraintes sémiotiques qui le traversent.

 

Mitsuko ARAMAKI, Sølvi YSTAD et Richard KRONLAND-MARTINET
Vers un langage des sons : paradigme, méthodologies et métaphores sonores

Notre environnement du quotidien nous parle constamment. De manière presque inconsciente, nous traitons en permanence les flux d’informations auditives combinées avec celles des autres modalités. Décrypter le contenu sémiotique de ces sons constitue ainsi une des thématiques principales de notre groupe de recherche afin de proposer des modèles et des représentations fondés sur les lois de la perception. Cette recherche vise à constituer un véritable langage sonore (non verbal) pouvant être utilisé non seulement pour informer mais également pour guider (vers une cible au sens large) et même susciter un comportement particulier chez l’auditeur. 
Ainsi en accord avec l’approche écologique de la perception, nous avons proposé un paradigme de contrôle de la synthèse appelé action-objet dans lequel les sons du quotidien sont conçus comme le résultat perceptif d’une action sur un objet. Ce paradigme a conduit à la détermination d’invariants sonores liés respectivement à la reconnaissance auditive des propriétés de l’objet et de son interaction avec l’environnement. Nous évoquerons les différentes méthodologies qui ont été explorées pour déterminer ces invariants en combinant différentes approches : physique, mathématiques, traitement du signal, perception, etc. L’utilisation intuitive de ces modèles de synthèse ouvre ainsi la voie à des nouvelles explorations sonores et musicales, notamment par la création de métaphores sonores.

 

Antoine BOURACHOT
Perception des objets : vers un contrôle intuitif de la synthèse sonore

De nos jours, la synthèse sonore dispose de suffisamment d’outils performants pour reproduire et créer des sons complexes, réalistes, voire inouïs. Un des enjeux scientifiques actuels se situe au niveau du contrôle intuitif de cette synthèse. Il devient alors nécessaire de comprendre comment les sons véhiculent l’information pertinente pour un auditeur d’un point de vue perceptif. Notre approche se base sur un paradigme « action-objet » qui suggère qu’il existe dans les sons de l’environnement, des « invariants » qui permettent de discriminer les attributs liés aux objets ainsi que ceux liées aux actions et modifications qui leur sont appliquées. Mon travail de thèse se focalise principalement sur la recherche d’invariants liés à la perception des objets (géométrie, taille, courbure, présence de cavité, etc.), en s’appuyant sur des modèles et des simulations physiques. Il s’agira ensuite de valider de nouvelles méthodes de contrôle permettant une navigation continue et interactive au sein d’espaces sonores basés sur ces invariants.

 

Thomas BORDONNÉ
Détermination d’invariants sonores par imitation vocale

Dans l’approche écologique de la perception, Gibson prône que la perception d’événements visuels se fait par la reconnaissance de structures invariantes contenues dans le flux sensoriel. A l’instar et dans la continuité du paradigme suggéré par McAdams, élargissant l’approche écologique de la perception de Gibson à la modalité auditive, notre démarche se base sur l’existence de structures invariantes sonores. L’idée ici est donc de construire une grille de lecture permettant de faire le lien entre la manière dont on entend le monde et les sons qui y circulent. Un certain nombre d’approches existent déjà pour tenter de traduire le langage sonore, comme par exemple par analyse-synthèse de sons ou par modélisation physique (Aramaki, Thoret, Conan…). Nous tentons, au cours de cette thèse, d’en développer une nouvelle, en se basant sur l’imitation vocale. Notre objectif est de comprendre comment l’imitation vocale opère naturellement une réduction d’informations et permet de révéler des « invariants morphologiques sonores » porteurs de sens.

 

Christine ESCLAPEZ
Vers une sémiotique de la figuration. La complexité temporelle des Quatuors à cordes de Beethoven. 1993-2018 / Retour sur une recherche en sciences du langage musical

En 1993, je terminai ma thèse de Doctorat qui explorait des territoires interdisciplinaires alors en émergence : ceux des Sciences du langage musical. 
A partir de l’étude d’un corpus spécifique, les Quatuors à cordes de Beethoven, je tentai de mettre à jour et de caractériser sémantiquement les interactions entre l’écoute, la métaphorisation et la structuration de « moments temporels » (des esthésies au sens de J. Fontanille) et ainsi d’inférer la grammaire temporelle élaborée par Beethoven et conçue en étroite interaction avec l’expérience perceptive de l’auditeur. 
En 2018, la recontextualisation de mes recherches au sein de PRISM, m’engage à revenir en quelque sorte sur les lieux du crime. Retour donc sur d’anciennes recherches. Pour mieux les réactiver ?

 

Jean-Pierre MOREAU
Relation dialogique et flux temporel. De la perception à la représentation d’une relation discursive

Comment décrire, transcrire, analyser, ce qui est en question dans l’œuvre intermédia vidéomusique telle que définie comme « alliant musique et image en mouvement dans une expression sensorielle unifiée » (PICHE), que je dis fondée par la relation qu’établissent entre eux les deux médias, au travers de notre perception temporelle (HUSSERL). Je montrerai que la vidéomusique est un système dynamique, qui ne peut être compris ou décrit si on ignore comment nommer ce qui est perçu, dans le temps, par l’audio-spectateur en relation dialogique avec l’œuvre (BAKHTINE). Depuis 2011, je construis et expérimente avec certains des membres du laboratoire MIM un corpus lexical ayant pour finalité l’analyse de la relation entre les médias sonore et visuel et l’audio-spectateur. Après avoir donné et explicité au moyen d’exemples ce vocabulaire, je proposerai un système d’écriture de cette relation.

 

Rémi ADJIMAN
Ambiance sonore et émergence des significations

Les ambiances sonores constituent un réservoir de significations. Si l’on considère par exemple le cas d’une ambiance urbaine, il est possible en essayant d’en extraire les potentialités d’y trouver une infinité de formes et de sens. Mais lorsque cette même ambiance est considérée pour être exploitée dans un film, elle est soumise à différentes écoutes qui elles-mêmes révèlent des intentions particulières.
Cette intervention se propose d’éclaircir le rapport entre les significations portées par le son et le mouvement de l’interprétation qui vient opérer une saisie de traits émergents pour construire telle ou telle signification et répondre à tel ou tel usage.
Une attention particulière sera apportée à l’analyse d’un cas concret pour mettre en évidence l’articulation entre les contextes d’interprétation, les intentions sui generis et les traits distinctifs prélevés dans la matière de l’expression. En filigrane, la question des invariants pourra être débattue.

Publié le 03 mai 2018