Cette création de Caroline Boë a été conçue en trois actes : (1) une sonothèque collaborative anthropophony.org qui archive des field recordings considérés comme des sons indésirables, (2) des balades sonores urbaines de sensibilisation aux bruits que nos oreilles filtrent, suivies d’échanges sur la réception de la pollution sonore, et (3) la composition de paysages sonores dystopiques réalisés à partir des sons archivés sur anthropophony.org, c’est à dire basés sur l’enregistrement du réel.
Constater la pollution sonore engage à dénoncer (Kubisch ; Bird et Renoult) certains sons qui nous envahissent à notre insu, qu’on nous impose, et qui s’opposent à notre écoute claire (Raymond Murray Schafer 2010). Il s’agit donc d’explorer des sons anthropophoniques (Krause 2013) de la mécanosphère (Guattari 1989) : les isoler pour les archiver en base de données web, dans une attitude dénonciatrice des dégâts sonores liés à l’activité humaine.
Les sons archivés sur le site montrent un état des lieux subjectif d’environnement sonore urbain, enregistré au hasard de parcours piétons. La subjectivité intervient dans le choix des sons et la façon proche de les enregistrer. Le choix de capter tel ou tel son est motivé par le désir de mettre en évidence la présence envahissante d’infimes vibrations, que seule une oreille attentive peut percevoir. La présentation en catalogue avec différentes possibilités de tris et de sélections permet à l’auditeur de se confronter à la matière sonore brute, isolée et amplifiée, c’est-à-dire très précisément augmentée.
Acte I : la sonothèque anthropophony.org
Le site web anthropophony.org , conçu à l’origine comme un outil pour archiver collectivement des sons se transforme petit à petit en création collective. La notion retenue est celle de « matrice », développée par Roy Ascott sur l’art télématique ou net-art, pour qui l’œuvre est un réseau, une « substance entre » qui lie l’artiste et le public (Lynch 2008). Se pose ensuite la question de l’archive (Derrida 1995) et subséquemment celle de l’historien (Aymes 2004). Ces sons attachiants nous suggèrent à la fois goût et dégoût, par leur substance souvent riche, agglomérée à leur dimension sémio-phénoménologique (Brandt ; Greimas 1976) liée à la pollution. Leur infime intensité à laquelle s’ajoute notre habituation auditive (Franz Mossberg in Solomos et al. 2016, 183) les rend inaudibles à notre perception. Nous dénonçons ici leur « invisible présence » (Jankélévitch 1981). Nos « oreilles n’ont pas de paupières » (Quignard 1996) et la lutte contre le bruit se limite à des aspects quantitatifs (Bruit et nuisances sonores s. d.), ce qui explique un tel engagement de sensibilisation aux bruits de faible intensité.
Acte II : des balades sonores
Le site web permet d’organiser des promenades sonores à la découverte d’une cartographie de la pollution sonore qui nous environne, oreilles nues https://anthropophony.org/carte.php . C’est l’occasion d’ouvrir grand les oreilles (Pardo Salgado, Charles, et Lhuillier 2007), et d’exciter notre perception d’un point de vue purement acoustique (Prado 2007), ou encore en questionnant l’éco-socio-auricularité (Malatray 2019) : l’écoute en commun produit une polyphonie secrète et éphémère d’énonciations individuelles, formées par la relation de chaque promeneur-écouteur à son milieu. Chacun participe à une performance collective d’écoute, que l’on pourrait rapprocher de l’esthétique relationnelle (Bourriaud 1998). L’espace social et perceptuel du monde réel vécu – Lebenswelt (Husserl 1976) – est alors considéré comme un discours construit par la sensibilité écologique des promeneurs-écouteurs (Brandt s. d.; Greimas 1976; Husserl 1976). Ainsi peut se dégager la notion d’écosophie vibratoire, conception organique et complexe, inclusive, qui relève de la complexité du monde (Barbanti et Marietan 2011), inspirée par le concept d’écosophie (Guattari 1989; Naess et Rothenberg 2009) qui tisse trois écologies : mentale, sociale et environnementale.
Acte III : une installation sonore spatialisée
Il s’agit de composer – énoncer avec une mise en forme articulée – les sons archivés sur le site web, en s’intéressant à leur substance singulière, de façon matiériste – ce qui confère à ces sons-déchets un statut ontologique (Dagognet 1997) – dans la lignée d’une esthétique du rejet (Bourriaud 2017), et de les spatialiser symboliquement sur une dizaine de haut-parleurs à partir de la cartographie générée par le site.
Composer et spatialiser implique une posture du « dire » subjectif, qui cherche à passer du monde des sons – « montré » par les captations archivées sur le site – à un monde [dit] par les sons (Barbanti in Solomos et al. 2016, 235). L’énonciation est ainsi comprise ici comme une articulation imaginaire libre (Cage 2011; Lopez 1998), et relève de l’idée de paysage « [sans] oublier que le paysage est construction, composition, et donc artefact » (Chenet-Faugeras 1994, 27). Ceci s’oppose au soundscape d’origine (R. Murray Schafer 1969), du père du paysage sonore, pour qui l’artiste ne doit rien construire, mais uniquement présenter les sons de la nature afin de les sauvegarder. Bien qu’ici ce soit tout le contraire – composer avec des sons de pollution –, l’engagement rejoint un activisme commun qui cherche à « renforcer la conscience environnementale et sociale » pour « favoriser les changements dans les pratiques sociales et culturelles » (Polli 2012). Cet activisme s’inspire de Joseph Beuys qui, avec le terme de « sculpture sociale », définit l’art comme un processus de pensée, de parole, de discussion et d’action politique et environnementale (Polli 2012, 259).
Toute la difficulté éthique de cette énonciation poétique réside dans un effort de sincérité permanent pour ne pas d’une part esthétiser de manière à rendre l’énonciation artificiellement agréable (Noguez et Cage 1987), ni d’autre part la présenter de façon catastrophique (Broqua 2013; Rothenberg et Ulvaeus 2013). Ceci renvoie à la théorie du jeu (Bateson et al. 1995, 251) qui souligne la possibilité de menace, de parade et de tromperie dans la communication. Il s’agit de tendre vers le neutre (Barthes 2002; Suzuki 1996), en considérant cet objectif comme une règle du jeu ( Colas-Blaise, Tore, et Perrin 2016, 445) :
Quelle que soit l’approche adoptée, ce qu’on appelle « énoncer » semble être finalement le fait de jouer d’une règle au sein d’un processus, […] s’en servir dans le sens plein du terme : l’invoquer et la plier, l’adapter et la contourner.