Objectifs : Croiser les méthodologies issues de la musicologie générale, la musicologie computationnelle et les analyses des descripteurs audio ; Faire une étude de cas sur la synthèse instrumentale comme cas particulier de l’orchestration chez Grisey
Méthodologie : Intégrer une expérimentation de type “recherche-création” (en demandant à un compositeur de réaliser des séquences compositionnelles-types dont il peut supposer qu’elles seront reconnues ; Réaliser une enquête perceptive sur les auditeurs selon un protocole expérimental pour repérer les corrélations potentielles entre les données d’origine symbolique, le texte du compositeur et le signal audio (fichier audio et descripteurs audios)
1. Description du projet et état d’avancement
Depuis une quinzaine d’années, les acousticiens de PRISM s’intéressent à la perception sonore et plus particulièrement au sens que nous attribuons aux sons qui nous entourent. L’environnement nous “parle” constamment, et en analysant notre interprétation de ce langage sonore, nous pouvons proposer des nouveaux moyens de communication par des sons en imitant notre environnement naturel par des procédés de synthèse sonore.
Les acousticiens ne sont pas les seuls qui s’intéressent aux sons et à leur perception. Les compositeurs ont depuis toujours trouvé des sources d’inspiration dans la nature (chants d’oiseaux, vent, vagues, …). Parmi les courants musicaux existants, les compositeurs de musique spectrale portent une attention toute particulière aux structures sonores et à la perception induite par les sons. Il semble ainsi particulièrement intéressant d’associer les approches acoustiques et de l’ingénierie de la perception avec la composition afin d’identifier des nouveaux moyens de communication et d’expressions artistiques.
Dans un premier temps nous souhaitons aborder les questions de stratégies de composition communes dans la musique contemporaine, et de structures communes relevant potentiellement d’invariants perceptifs.
Le projet s’inscrit plus précisément dans le contexte de la création musicale contemporaine d’esthétique spectrale. Celle-ci est née historiquement de l’alliage entre la science, la technologie et la musique (AST). Les histoires de la musique relèvent habituellement au moins quatre grands domaines relevant de l’AST.
- Premièrement, l’hybridation harmonie/timbre qui met en scène pour la perception une ambiguïté entre des catégories relevant de théories musicales classiques et des notions de physique acoustique ainsi des modèles technologiques issus des manipulations électroacoustiques de studio.
- Deuxièmement, la notion de synthèse instrumentale, i.e. le transfert de procédés électroacoustiques dans le champ de l’orchestration instrumentale. [processus perceptif de fusion]
- Troisièmement, la notion de musique liminale (initialement conscientisée par G. Grisey), jouant sur les effets de seuil perceptif.
- Quatrièmement, les processus de transformations continues.
Après plus de cinquante ans de productions de musique spectrale, les nouvelles générations reprennent largement les enjeux cités ci-dessus, en les actualisant : les infrabasses, les distorsions (saturation), le travail pré-compositionnel sur l’analyse de sons plus complexes que les sons instrumentaux utilisés par la première génération de musicien spectraux, etc. Ces pratiques ou stratégies compositionnelles sont aujourd’hui largement partagées au niveau international, bien au-delà de la seule esthétique dite “spectrale”. La systématisation de ces principes d’orchestration spectrale a donné lieu à la création de logiciels, dont Orchids.
L’objectif de ce projet est d’une part d’interroger ces présupposés de la perception chez ces compositeurs, et d’autre part, d’évaluer l’adéquation entre ces présupposés et la réception chez les auditeurs. Les outils d’analyse musicologique conventionnels (y compris les études génétiques ou sketch studies) des partitions ne permettent pas de rendre compte de l’écart possible entre les intentions des compositeurs et la perception des auditeurs. Le niveau symbolique relève de la prescription (rôle de partition) et ne permet pas de rendre compte totalement de la réalité sonore de ces musiques, dont on sait qu’elles sont très orientées sur les dimensions du timbre et de l’espace, à l’instar des musiques électroacoustiques ou des arts sonores. Inversement, les outils d’analyse du signal et des descripteurs audio produisent à leur tour des données importantes, mais elles ne peuvent pas restituer les intentions des compositeurs. La non réversibilité des données produites par chacune de ces méthodes est un frein à la compréhension des processus de composition, d’exécution et de réception des œuvres contemporaines, trois moments faisant système plutôt que pensés comme tâches séparées.
2. Positionnement au regard de l’état de l’art
Des études ont montré qu’il existe des invariants perceptifs permettant d’évoquer des sources sonores d’une manière pragmatique en décrivant l’objet sonore et l’action qui a engendré le son. Ainsi, un synthétiseur permettant un contrôle intuitif de sons à partir de labels sémantiques (gratter, frotter, rouler pour l’action, métal, bois verre, taille, forme …. pour l’objet) a été développé par les acousticiens de PRISM (Aramaki et al., 2011, Conan et al., 2014). D’autres études basées sur des entretiens d’explicitation ont montré que malgré ce socle commun qui permet à tous de reconnaître des sources sonores, ces sons peuvent induire des associations très différentes chez les auditeurs (Vion-Dury et al., 2021). En se basant sur les approches utilisées précédemment dans le cadre de sons environnementaux (tests d’écoutes, questionnaires, mesures physiologiques) les effets de structures musicales sur les auditeurs pourront être testés. Dans un premier temps nous nous focaliserons sur des sujets typiques afin de valider/valider l’hypothèse selon laquelle il existe des stratégies compositionnelles partagées et perceptibles par les auditeurs. Dans un deuxième temps, si les structures musicales sont identifiées, des distorsions entre individus pourront être testées.
La rareté des études à l’intersection de la musicologie traditionnelle et de la musicologie computationnelle peut, en partie, s’expliquer par le phénomène que l’on pourrait appeler “Erickson’s Gulf ». Le fossé ou abîme Erickson fait référence à une observation faite par le compositeur américain Robert Erickson (1917-1997) dans son article “Music Analysis and the Computer”. Il s’agit de la contradiction apparente entre le fait que, bien que l’ordinateur soit devenu un outil omniprésent dans le monde de la recherche, le fossé entre les musicologues utilisant des approches traditionnelles et les musicologues utilisant l’ordinateur comme outil principal ne cesse de se creuser. La contradiction proviendrait d’une incompréhension de la nature et des limites de l’ordinateur en tant qu’outil par les musicologues traditionnels et d’une réticence à partager leurs travaux en termes intelligibles et accessibles par les musicologues computationnels. Selon A. Marsen (2009), le fossé Erickson continuerait à se creuser vers 2009. Marsen en fournit quelques preuves, comme l’abandon de la revue Computer in Music Research en 1999, les rares exemples d’utilisation de l’ordinateur dans la revue Music Analysis et la collection Computing in Musicology 14 (consacrée à l’analyse), et le fait que l’analyse assistée par ordinateur a fini par poursuivre des objectifs de plus en plus distincts de la musicologie traditionnelle.
Les raisons qui permettent d’utiliser l’ordinateur de façon légitime et non triviale dans l’analyse musicale seraient en conflit direct, presque paradoxalement, avec les questions mêmes qui rendent l’analyse musicale traditionnellement intéressante et pertinente. Nous demandons à une machine de nous montrer ce que nos oreilles ne peuvent pas entendre ; de nous aider à approcher d’immenses corpus (alors que nous sommes plus souvent intéressés par des pièces ou des œuvres individuelles) ; et de nous garantir l’impartialité, alors que nous sommes généralement intéressés par l’expérience d’écoute personnelle ou subjective. Une façon de surmonter cette contradiction apparente serait d’assurer une étape méthodologique supplémentaire où les résultats peuvent être amenés dans le champ de l’analyse traditionnelle. L’analyse musicale assistée, par ailleurs, finit par poursuivre et créer ses propres objectifs, distincts de l’analyse traditionnelle.
3. Hypothèse et méthodologie
Partant du principe selon lequel les compositeurs auraient des présupposés et stratégies compositionnelles communes, notre hypothèse d’ordre plus général est que les auditeurs sont capables de reconnaître ces stratégies. Une telle hypothèse a vocation à être élargie à d’autres champs que celui de la seule musique spectrale (musiques d’autres esthétiques ou courants, musique à l’image, autres formes artistiques multimodales…). Aussi, cette hypothèse serait testée sous la forme d’une étude de cas sur “la synthèse instrumentale” (cas typique), pour vérifier si cette intentionnalité (processus de synthèse au moment de l’écoute de l’œuvre) peut être reconnue par les auditeurs. L’idée est de dépasser la conscience théorique du processus, pour l’expérimenter via possiblement des études psycho-physiologiques.
En seconde hypothèse, nous souhaitons vérifier sur ces stratégies compositionnelles sont suffisamment robustes pour résister aux dérives des interprètes
Méthodologie : Identifier les stratégies de composition et de formations instrumentales dans la forme d’une composition en séquences courtes, afin de les intégrer dans un protocole perceptif.
- Identifier des procédés de composition qui sont basés sur des présupposés psychoacoustiques,
- Proposer des micro-compositions musicales originales (stimuli) qui jouent avec les différents paramètres des procédés en question après avoir
- Réaliser des tests d’écoute, selon des protocoles (à définir)
- Proposer des nouvelles micro-compositions en fonction des résultats des tests d’écoute.
- Lier analyses des données acoustiques, symboliques et effets perceptifs afin d’identifier des structures perceptivement pertinentes
Perspectives et extensions : les résultats nous permettront d’interroger ce qui relève d’une perception du sujet ordinaire, à l’aune de différents types de perception, notamment à partir de la perception du schizophrène.
Il a en effet été montré que la perception des schizophrènes contredit ce que nous connaissons de la perception du sujet ordinaire (Micoulaud-Franchi et al., 2011, Micoulaud-Franchi, 2013). Le schizophrène est inondé, envahi de perceptions car la fonction de filtrage perceptif qui protège le sujet ordinaire n’opère pas chez le schizophrène. Nous serons alors amenés à préciser le statut épistémologique de cette notion d’invariants.
4. Livrables envisagés et caractère interdisciplinaire du projet
Retombées dans le champ de l’acoustique, du design et de la sonification :
- Développement de nouvelles stratégies de sonification intégrant des techniques issues de la musique spectrale et validées par les tests d’écoute du projet (ex : substitution de l’axe grave vs aigu par inharmonique vs harmonique, périodicité vs apériodicité, etc.)
- Communication non verbale et substitution sensorielle
- Perception sonore : mieux comprendre les processus de fusion acoustique ; les frontières de fusion ; lien entre texture sonore et tension ; identification de descripteurs audio pertinents pour l’étude de la musique spectrale, notamment pour l’identification de l’effet de fusion.
- Établissement de corrélations entre les descripteurs audio et les données symboliques dans le contexte de la musique spectrale.
Retombées compositionnelles : identification des présupposés compositionnels et tests à partir de micro-compositions :
- Micro-composition visant l’élaboration des objets hybrides pour la perception, comme par exemple des sons polarisés entre continuité / discontinuité.
- Micro-composition travaillant le présupposé de tension / détente dans le contexte de la musique spectrale (changement d’ordre de partiel provoquant – ou non – une détente)
- Travailler des accords « fondus » basés sur l’analyse spectrale des sons de cloches (Murail).
- Travailler différentes stratégies pour transformer un spectre harmonique en inharmonique à partir d’une synthèse instrumentale (interpolation/Grisey/Dalbavie).
- Effet de proximité/éloignement en appliquant les sons de combinaison (modulation d’amplitude instrumentale
Retombées musicologiques, psychopathologiques, sociologiques, philosophiques :
- Contribution au dépassement de l’écart entre musicologie computationnelle et traditionnelle.
- Intégration des outils du traitement du signal et de la science expérimentale à la pratique musicologique.
- Réflexion sur la notion de décoïncidence avec la notion de dissonance au sens large ? Valeur heuristique de ces deux notions ? Considérer la musique contemporaine comme laboratoire d’une pratique de la poétique de la “décoïncidence” (F. Julien).
- Applications dans le champ de la clinique (priorisation des procédés valorisant l’écart, la discontinuité, chez les sujets pour lesquels l’activité de filtrage perceptif est inopérante).
5. Ouvertures vers un projet structurant
Vocation vers un programme structurant : intégration à court terme de la question de la communication
- Communication non verbale, dans le cadre musical, interprétation
- Communication par l’environnement, perception et multimodale
La reconnaissance de sources sonores de l’environnement nous a permis de proposer un langage de son à partir d’évocations d’actions et d’objets. Qu’en est-il avec la musique ? Peut-on trouver des structures invariantes qui portent des messages dans la musique ?
Membres permanents
- Sølvi Ystad
- Lætitia Petit
- Charles de Paiva Santana
- Javier Elipe Gimeno
- Pierre Fleurence
- Mitsuko Aramaki
- Richard Kronland-Martinet
Doctorant / post-doctorant
Membres associés
- IESM (enregistrements des micro-compositions)
- GMEM
- À long terme, le monde hospitalier en psychiatrie
(extension/perception du schizophrène)